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Ida B.

Faut-il séparer l'oeuvre de l'artiste ?

Lorsque nous apprécions une œuvre d'art, sommes-nous en mesure de la dissocier de son créateur ? Cette interrogation soulève des débats passionnés au sein de la communauté artistique et culturelle. Entre éthique et esthétique, la question de savoir si nous devons séparer l'homme de l'artiste reste au centre des préoccupations. Explorons ensemble les diverses perspectives et enjeux de ce débat complexe.




Les fondements de l’histoire de l’art


Pendant la Renaissance, Giorgio Vasari, peintre, architecte et écrivain, publie "Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes" (1550). Cet ouvrage est considéré comme l’une des publications fondatrices de l'histoire de l'art. Il s'agit de biographie d'artistes, peintres, sculpteurs et architectes de l’époque. Ainsi, depuis cinq siècles déjà, les artistes sont ainsi personnifiés, leur œuvre émergeant de leur personne.


Séparer l’oeuvre de l’artiste s’avère un exercice difficile, d’autant plus lorsque l’oeuvre documente la vie de l’artiste.


Considérons le cas de Paul Gauguin, un artiste post-impressionniste de renom, largement reconnu comme un pionnier de l'art moderne. En 1891, accablé par la ruine et l'ennui de la vie parisienne, il abandonne sa femme et ses cinq enfants pour chercher une vie meilleure à Tahiti, alors sous domination coloniale française. Là-bas, il réalise ses peintures les plus célèbres, représentant souvent des jeunes filles, partiellement voire totalement dénudées. Contrairement à ce que suggèrent ses œuvres, les femmes tahitiennes de l'époque étaient plutôt vêtues en raison de l'influence dominante du christianisme. Ainsi, Gauguin aurait incité ces jeunes filles à se dévêtir pour correspondre à sa vision fantasmatique et exotique.


Paul Gauguin, Manao Tupapau (1892). Huile sur toile, 45 × 38 cm. Albright-Knox Art Gallery, Buffalo (USA)
Paul Gauguin, Manao Tupapau (1892). Huile sur toile, 45 × 38 cm. Albright-Knox Art Gallery, Buffalo (USA)

En bon colon, Paul Gauguin multiplie les relations sexuelles avec de très jeunes filles, souvent âgées entre 13 et 15 ans. Il épouse Teha’amana, une jeune tahitienne de 13 ans, alors qu'il a 43 ans et avec qui il aura un enfant. À cette époque, il était courant pour les colons d'avoir une "femme native" et d'épouser une femme locale, bien que ces mariages n'aient aucune valeur juridique. Après quelques années, Gauguin retourne à Paris puis aux îles Marquises, où il décède des suites d'une overdose de morphine dans sa maison surnommée “La Maison du Jouir”.

Ni Teha’amana, ni aucune des autres jeunes filles tahitiennes représentées dans les peintures ou les croquis de Gauguin n'ont jamais reçu de reconnaissance ou de compensation, malgré la renommée de leurs portraits. Cette exploitation révèle la nature controversée de Gauguin en tant qu'homme blanc colonisateur. Il est inévitable que notre perception de ses peintures change lorsque nous en prenons connaissance.




L’impunité des artistes


La plupart des artistes concernés par ces comportements discutables se concentrent principalement sur les violences sexuelles, à l'instar de l'acteur américain Kevin Spacey, accusé de violences sexuelles par plusieurs hommes, dont un mineur, ou encore R. Kelly, condamné à 30 ans de prison pour trafic d'êtres humains et violences sexuelles sur des femmes et des mineures. Cette liste est longue et présente un schéma récurrent : la vie de ces artistes n’est que peu voire pas du tout affectée, ces derniers bénéficiant apparemment d'une impunité presque totale.


Dans son dernier essai, la sociologue Gisèle Sapiro explore en profondeur cette question complexe, mettant en lumière les procès d'écrivains où se joue la délicate séparation entre l'œuvre et son créateur. Elle encourage à une réflexion approfondie, intégrant des perspectives historiques, philosophiques et sociologiques pour mieux appréhender les enjeux liés au lien entre la morale de l'artiste et celle de son œuvre. Ce débat s'étend également au statut de l'art, parfois perçu comme un domaine sacralisé. Lors des Molières en 2019, Blanche Gardin a soulevé des interrogations sur la singularité de l'artiste et de ses oeuvres.



Alors, faut-il encore financer, projeter et regarder les films d'un réalisateur accusé de multiples agressions sexuelles, condamné pour détournement de mineurs, poursuivi pour viol par les tribunaux américains et faisant l’objet d'un mandat d'arrêt international ?


Le débat autour de la séparation de l'œuvre de l'artiste repose sur une dichotomie entre l'éthique, l'intégrité et la morale d'un côté, et l'esthétique, notamment la valeur esthétique d'une œuvre, de l'autre. Ce raisonnement, qui vise à isoler l'œuvre de l'artiste, semble souvent servir de bouclier pour protéger l'artiste.


Prenons l’exemple de Kanye West qui, récemment, a tenu des propos antisémites, parmi d'autres déclarations controversées. Ces propos, énoncés de son vivant, ont suscité de vives réactions tant de la part des marques que du public, à l’instar d’Adidas qui a mis fin à leur collaboration. Cette rétractation fut de courte durée puisque Kanye West a totalisé 19,3M$ suite à sa publicité diffusée lors du Super Bowl 2024.





Une responsabilité collectivité


La sociologue Gisèle Sapiro met en garde contre la confusion entre la représentation et l'apologie, tout en soulignant l'importance de distinguer les œuvres dotées d'une valeur esthétique. Selon la sociologue Nathalie Heinich, la sanction devrait être déterminée par le libre choix du lecteur, tandis que la justice devrait se charger de punir les transgressions des lois. Ainsi, le pouvoir souverain du public dans ses choix de consommation artistique demeure essentiel.


L'appel au boycott vise à exprimer le refus de contribuer au succès d'un artiste en connaissance de cause, soulignant ainsi la responsabilité collective des consommateurs. Les institutions culturelles ont également pour devoir d'exposer les méfaits des artistes. Il est crucial de démythifier ces artistes et de replacer leurs œuvres dans notre contexte social, car celles-ci ne peuvent être dissociées ni de l'homme, ni de l'artiste. Retirer ces œuvres des musées entraverait un dialogue essentiel.


C'est pourquoi certains musées initient des actions significatives autour de la problématique de la relation entre l'artiste, l'homme et l'œuvre. Par exemple, l'exposition "Paul Gauguin : Why are you angry ?"(2022) à l’Alte Nationalgalerie de Berlin ne se contente pas d'être une rétrospective classique, mais aborde plutôt le colonialisme, le sexisme et le racisme de l'artiste. Le directeur du musée souligne l'importance de ne pas ignorer le débat actuel sur l'implication de l'Europe dans son héritage colonial, soulignant la responsabilité des musées dans l'établissement du contexte.


Un autre exemple est celui de la National Gallery à Londres, qui en 2019 a refusé d'exposer les peintures de jeunes filles nues. Cette situation met en lumière l'importance cruciale de la médiation des institutions culturelles. Bien que l'art puisse être appréhendé uniquement d'un point de vue esthétique, il incombe aux institutions culturelles de contextualiser leurs expositions, d'autant plus que de nombreux chercheurs travaillent sur des questions comme le genre ou encore la place des femmes notamment, pour rétablir la vérité.




En somme, la question de savoir s'il faut séparer l'œuvre de l'artiste est une question complexe qui suscite des débats passionnés. Alors que certains soutiennent que l'œuvre doit être appréciée indépendamment de la moralité de l'artiste, d'autres soulignent l'importance de prendre en compte le contexte et les actions de l'individu derrière l'œuvre. Les exemples de personnalités controversées telles que Paul Gauguin, Kanye West et d'autres soulignent la nécessité de réfléchir attentivement à cette question.

En fin de compte, c'est au public de décider quel poids accorder aux actions de l'artiste lorsqu'il consomme son travail, tout en reconnaissant le rôle des institutions culturelles dans la contextualisation et la médiation de l'art.

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