Aujourd’hui, j’ai pu me replonger dans un projet sorti il y a quelque temps. Un projet marquant tant par les sonorités proposées que par l’humain derrière. Cet humain à l'ascension fulgurante, c’est le rappeur Tif !
C’est en mars 2023 qu’il sort son deuxième projet intitulé 1.6. Un dix titres percutant qui m’a permis de me rendre compte des influences plurielles de l’artiste et de son identité singulière, créant un pont entre la France et l’Algérie.
Pour commencer revenons sur Tif et son parcours afin de poser le contexte politique de son pays.
Tif, de son vrai nom Toufik Bouhraoua, est né à Alger en mai 1996, période se relevant péniblement d’une suite d'événements dramatiques pour l’Algérie. Le contexte politique dans les années 90 est sous tension. Le but premier des têtes politiques était de relever le pays après une décennie de colonisation française (enfin libéré en 1962). Tout cela favorise les conflits internes, contribuant à la montée du parti nommé FIS (Front Islamique du Salut).
Ce parti s’immisce alors dans la vie politique et s'oppose à tout ce qui ne correspond pas à ses idéaux. Son objectif est de détruire le pouvoir démocratique, qu'il considère comme un vestige du colonialisme français. Cela donne lieu à une série d'attaques terroristes sur le territoire, dont l’assassinat en 1992 du président Mohamed Boudiaf, homme moderne et porteur d’espoir pour son peuple.
Ces événements tragiques signent le début d’une guerre civile aussi appelée “Décennie noire” commençant en 1991 et opposant l’armée nationale populaire aux divers groupes islamistes, dont le FIS.
Connaître le contexte historique s’avère pertinent puisque Tif nait en plein milieu de ce conflit, qui prend fin en février 2002. En bon représentant de son pays et de son époque, il incorpore un extrait télévisé de l'assassinat de Mohamed Boudiaf dans son morceau éponyme, "1.6", qui sert d'outro à son album.
De plus, 1.6 correspond à une version du jeu vidéo “Counter Strike”, un jeu de tir militaire où deux équipes s’affrontent pour perpétrer ou empêcher des attaques terroristes. Double symbolique parce qu’il s’agit d’un jeu que l’artiste affectionne. Durant sa jeunesse, il y jouait avec ses amis dans les cybercafés de sa ville. Le contraste est notable entre les sessions du jeune rappeur sur ce jeu de guerre et le climat meurtrier du pays à cette période.
Tif grandit au début des années 2000, à Alger, au sein d’une famille de classe moyenne. Fils d’un père architecte et d’une mère professeure des écoles, il effectue toute sa scolarité à Alger. Il y découvre le rap, qui devient très vite une passion. Contrairement à ses amis qui rappent en darija algérien, Toufik commence le rap en français, sous le pseudonyme Mister Tif.
Sa passion pour la musique ne cesse de croître, le conduisant à participer à des battles et à réaliser ses premiers clips, qu'il partage sur SoundCloud. Par la suite, il annonce la sortie de sa première mixtape. Sans cacher son engagement envers le rap, son ambition ne cesse de s'intensifier au fil des jours.
Tif poursuit alors ses études à Lyon, en France. Ce qui pourrait sembler être un exil se transforme plutôt en une opportunité d’expansion, sans qu'il ne perde de vue son objectif de progresser dans la musique. C'est à Lyon qu'il concrétise pleinement ses aspirations en matière de rap. Cependant, bien que loin de son pays natal, il est souvent catalogué comme un “rappeur algérien”. Cette situation rappelle celle de nombreux artistes de rai ou chaabi des années 60-70, qui s’exilaient en France pour faire de la musique et exprimaient à travers leurs chansons leur mélancolie et le fossé entre leur pays d'origine et la France.
Tif termine d'abord ses études à Lyon, avant de rejoindre la capitale. Son parcours se dessine entre battles et compositions. En 2019, il publie son single "3iniya" ("mes yeux" en arabe), qui évoque son expérience et ses émotions d'exilé, alliant un rap technique à un refrain mélodieux, véritable reflet de son identité artistique.
Le morceau connaît un grand succès, atteignant un million de vues sur YouTube. Pourtant, Tif ne publie rien d'autre pendant près de deux ans, période au cours de laquelle la pandémie de Covid-19 ralentit considérablement l'industrie musicale. Tif fait alors la rencontre du rappeur et acteur franco-algérien Younès.
Younès et son frère Adil, qui est également son manager, prennent l'initiative de contacter Tif pour discuter de musique. L’artiste s'associe à ce duo, bénéficiant ainsi d'une structure et d'un management adaptés. Cela lui permet de fonder son propre label : Houma Sweet Houma, un jeu de mots qui fusionne l'expression anglaise "home sweet home" avec le mot en darija "houma", signifiant quartier. C'est sous ce label qu'il lance son premier projet sur le sol français, intitulé comme le label lui-même, en juin 2022.
Houma Sweet Houma constitue enfin la véritable carte de visite musicale de Tif. Ce projet touche un large public, principalement issu de la diaspora maghrébine, marquant ainsi le début de sa notoriété.
Dix mois plus tard, Tif dévoile son deuxième projet, "1.6", qui le révèle au grand public francophone. Il s’agit d’un projet unique à la proposition singulière en tout point. Pour ce projet, Tif ressort ses démons pour présenter avec sincérité des thématiques propres à son vécu comme sa mélancolie et son amour pour son pays natal, mais également la thématique de l’amour romantique qu’on retrouve tout au fil du projet. La singularité se retrouve également dans les productions : uniques et complètes, elles sont teintées d’influences multiples, créant ce cocktail réjouissant.
Parmi les divers beatmakers ayant contribué au projet, on compte Senpai Katchy, reconnu pour ses collaborations avec l’artiste Rilès, ainsi que le producteur Khalil Cherradi qui se distingue par sa capacité à fusionner les sonorités trap avec de la musique électro et des rythmes chaabi.
Ces deux producteurs puisent leur inspiration dans les musiques nord-africaines, qui se lient aux influences du rappeur. Ensemble, ils composent le titre "Shadow Boxing", en utilisant des tambours bendir et des 9ra9eb, souvent désignés comme des castagnettes arabes. Ces instruments, joués à contretemps, apportent une profondeur rythmique à l'instrumentale de ce morceau.
Ce projet comprend également un titre majeur pour la carrière de Tif, aujourd'hui l'un de ses morceaux les plus écoutés : "Hinata", également produit par Khalil Cherradi. Derrière des sonorités de mandole algérienne, se déploie une instrumentale électro-house, offrant une fusion particulièrement intéressante.
Cet ensemble de productions m'a donné l'impression d'une originalité rare, renforçant ainsi l'unicité du projet. 1.6 concrétise ce que Houma sweet Houma avait initié. L’artiste évolue, intégrant le chant à son répertoire. Il parvient à créer une symbiose parfaite entre couplets techniques et refrain accrocheur. Il exprime également son attachement à la musique populaire algérienne, rendant hommage au chanteur chaâbi Dahmane el Harrachi, et se rapproche ainsi de cette tradition à travers son œuvre.
1.6 est un album criant de sincérité, qui ne cesse de gagner en popularité depuis sa sortie.
Pour conclure, Toufik Bouhraoua alias Tif est un artiste entier au parcours sinueux mais victorieux, peignant dans son œuvre l’histoire et la beauté de son pays et de ses émotions.
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